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 La rigole du diable
 

   Il y avait une fois il y a bien longtemps de cela un homme de Chatain qui était allé chercher sa mouture au moulin qui se trouve au bas de Chanpredon et que le ruisseau de la Masure met en mouvement. Après avoir chargé son sac de farine sur le dos de sa bourrique, cet homme, qui s'appelait Léonard, s'en revenait tout tranquillement chez lui.

Dans ce temps il n'y avait pas, comme aujourd'hui une belle route pour aller à Châtain, il n'existait qu'un pauvre petit sentier qui descendait la côte. Tout en s'en revenant notre homme s'arrêta dans la descente et regarda en arrière, laissant sa bourrique continuer son chemin. qu'elle connaissait bien. Il parcourait des yeux toute cette grande montagne couverte de bruyère et d'ajoncs, et il se disait: « Quelle jolie pente il y a d'ici à Châtain ! N'est-il pas malheureux que le ruisseau de la Mazure ne suive pas ce sentier ? Si l'on pouvait amener l'eau sur ce versant, quelle jolie prairie on y créerait au lieu et place de la bruyère et des ajoncs. Les faucheurs y couperaient, à la Saint-Jean, à pleine faux , et il ne serait fichtre pas à plaindre celui qui aurait à mettre en grange le foin de ce grand pré; il serait bientôt riche comme Crésus! 

Comme il monologuait de la sorte, il sentit tout à coup, une main qui se posait sur son épaule, il se tourna de côté et vit près de lui un grand homme, tout habillé de noir: « Tu voudrais faire un pré de cette montagne ? » dit-il. « Comment sais-tu cela ? » s'émerveilla le paysan. « Je sais cela et encore bien d'autre choses, répondit l'homme noir, je sais également que tu voudrais être riche, est-ce vrai ?  C'est ma foi vrai, dit Léonard, eh bien écoute, nous pouvons nous entendre: Tu veux faire un pré de cette montagne afin de pouvoir vendre des centaines de voitures de foin et avec le produit de la vente amasser un beau magot  d'écus de six francs et de louis d'or.»

 A entendre parler d'écus et de louis d'or, Léonard en avait l'eau à la bouche. « Mais pour faire ce pré il te faut de l'eau. Eh bien ! si tu veux, je vais te creuser une grande rigole qui amènera toute l'eau du ruisseau de la Masure jusqu'à Châtain. Et pour cela il ne me faut pas beaucoup de temps, cette nuit me suffira. Vous vous fichez de moi, dit Léonard, à moins que vous ne soyez le Diable en personne. Tu l'as dit, je suis le Diable, et même un bon diable, puisque je veux faire ta fortune et ton bonheur. Et en échange de tout cela, je ne te demande qu’une toute petite chose: c'est ton âme, après ta mort. Je puis même dire que je suis honteux de ce marché, parce que, qu'est-ce qu'une âme après la mort ? Rien du tout ! J'y perdrai, mais comme on dit dans ce pays, ce qui est dit est dit, Jean-foutre qui se dédit. »

Léonard se grattait la tête : « Nom de Dieu ! s'écria-t-il, si c'était possible. Essaie, dit le Diable, que risques tu ? Nous allons établir un traité que nous signerons tous deux et où il sera dit que si demain matin, tiens avant que le coq ait chanté, l'eau n'est pas arrivée à Châtain tu garderas ton âme et j'en serai pour mes frais: Eh bien  le sort en est jeté signons le traité. Le voici, tout est prêt », répondit le Diable, et il tendit à Léonard deux feuilles de parchemin noir où tout ce qu'ils avaient dit était déjà transcrit; les caractères y voltigeaient comme des feux follets et on y voyait courir de ci et de là des petites étincelles. Léonard signa avec la plume incurvée comme la corne d'un bouc; le diable signa aussi et quand tout fut paraphé, que chacun eut pris sa feuille, le Diable dit: « Allons, à ce soir à minuit », puis il se mit à hennir, et tout à coup disparut sous terre, pendant que de la place qu'il occupait montait comme une fumée de vesse de loup qui sentait le roussi. 

Léonard reprit, encore tout ébaubi, le chemin de Châtain; il trouva un peu plus bas sa bourrique qui s'était arrêtée pour brouter des chardons au bord d'un petit ravin et il arriva chez lui à la nuit. « Tu es resté bien longtemps, dit sa femme, qu'as-tu donc fait ? Oh pas grand chose », répondit-il, mais en dedans de lui-même il ne faisait que penser au diable, à la rigole, aux écus de six francs et aux louis d'or. Au dîner il ne put presque rien amanger; il avait la gorge serrée: les crêpes, le babeurre, le cidre, rien ne pouvait autant dire passer. 

Il se coucha de bonne heure mais ne put pas s'endormir; il ne s'assoupissait même pas; il se tournait continuellement de côté et d'autre, tellement que le lit en craquait: « Mais, pauvre homme lui dit sa femme, qu'est-ce que tu as donc à remuer tout le temps les jambes comme cela ! J'ai les fourmis, répondait-il, fiche-moi la paix ! »  Dix heures sonnèrent, il ne dormait pas; onze heures sonnèrent, il avait toujours les yeux grands ouverts; vers minuit, il grillait d'impatience. Il se disait:  « viendra-t-il, et s'il vient, qu'est-ce qui se passera ? » 

A la fin, minuit sonna et voici que tout à coup on entendit quelque chose qui sifflait à travers l'espace, puis de tous les côtés assénés contre les rochers; puis survinrent des grondements, des éclairs et des détonations comme des coups de mine, si forts que les maisons de Châtain en tremblaient et que les chiens hurlaient à la mort.  « Eh ! ma petite mère  s'écria la femme de Léonard, qu'est-ce que c'est ? Sainte Madeleine, ma patronne, est-ce la. fin du monde ? » Et elle était blanche comme un drap de lit. Léonard, lui aussi, fut effrayé. Parler avec un homme habillé de noir, signer des papiers, ce n'était pas bien terrible; mais entendre dans la nuit tout ce bruit du diable, c'était le cas de le dire, voir de grands éclairs, sentir vaciller la maison, c'était tout autre chose et il frissonna d'épouvante. Il fourra sa tête sous les couvertures et se mit à crier: « Malheureux que je suis ! Qu'est-ce que j'ai fait ? Comment, ce que tu as fait  demanda sa femme, qu'est-ce que tu as donc fait ?  Alors il ne put s'empêcher de raconter ce qui s'était passé avec le diable et le pacte qu'il avait conclu. »

En attendant, le Diable ne perdait pas son temps. A minuit, comme il l'avait dit (parce que le diable ne peut pas travailler en ce monde avant minuit, ni plus tard que le lever du soleil) à minuit donc, il était sorti de sous terre en compagnie de deux mille démons, tout charbonnés, qui se mirent de suite à creuser la rigole. Le Diable, lui, était monté sur un rocher qui existe toujours et qui se trouve sur la droite de la route lorsqu'on va à Royère, un peu avant d'arriver au pont qui franchit le ruisseau de la Masure, lequel ruisseau se jette un peu plus bas dans le Taurion. 

Ce rocher s'appelle même depuis cette époque, le rocher du Diable. Et il fallait voir comme il faisait marcher son équipe de démons ! Il avait marqué le tracé de la rigole d'une ligne de feu qui dansait sur la bruyère comme un feu follet et il poussait son monde à l'ouvrage. « Allons Lucifer, mon brave, disait-il, fais-moi sauter ce gros rocher. Et vous en bas, cette pierre vous gêne, faites-la pivoter autour de son extrémité, c'est bien; maintenant cette autre longue tournez-la sur son autre face; ça va ! Et toi Astaroth, qu'est-ceq ue tu fais là à perdre ton temps ! Bougre de bon à rien, tu es donc fainéant comme un coucou !  Allons allons, à coup de pic ! N'ayez pas peur comme chantent les gens qui boivent dans une tasse de bois l'instrument ne cassera pas. » Et les rochers, les pierres sautaient comme des fétus; la terre se déblayait par centaines de tombereaux d'un coup et la rigole se creusait prestement. 
Il y avait déjà presque une demie lieue de faite; le Diable se frottait les mains en disant: « Hardi! Hardi ! mes braves, je crois que cette fois nous pourrons faire roussir la peau du paysan... »  

Quand la femme de Léonard fut au courant de l'histoire, elle dit à son mari : « Est-ce possible tu as vendu ton âme pour quelques voitures de foin ! Mais pauvre fou  sais-tu ce qui t'attend après ta mort ? Pendant que je serai, moi, dans le paradis à danser la bourrée avec le Bon Dieu, tu seras, toi, dans l'Enfer, et le Diable te ramonera le ventre, la gorge, et jusqu'à ton postérieur avec une grande  broche chauffée au four et chauffée à blanc, tu entends ; et tu auras beau pleurer, jurer et prier, crier à t'en trouver mal, rien n'y fera, personne ne viendra jamais à ton secours et tu seras ramoné dans tous les sens jusqu'à la fin du monde ». «Tais-toi, cria le pauvre Léonard, qui était blême de peur : ah ! si c'était à recommencer ! »

« Tu as donc du repentir, dit sa femme. Ah! si j'en ai  répondit-il.  Eh bien! attends; il est convenu n'est-ce pas que si le coq a chanté avant que l'eau arrive à Châtain tu garderas ton âme et que le Diable en sera pour ses frais ? Oui, mais il est probablement déjà trop tard; il me semble que j'entends l'eau qui descend, mon Dieu ! Je suis perdu!. Voilà bien les hommes, dit la femme, ça a de la force, mais ça manque d'intelligence. Attends un peu et rapporte-t-en à moi; tu vas voir. » Et vite elle sauta en bas de son lit, passa son jupon, prit ses sabots, sans même avoir mis ses bas, et courut au poulailler. Elle prit son vieux coq, qui était le plus beau du village, l'apporta à la maison, le trempa dans le seau qui se trouvait plein d'eau, sur l'évier, puis le posa tout mouillé au milieu de la cuisine. Le coq se secoua, hérissa ses plumes, battit des ailes.... 

A ce moment la rigole était autant dire finie et le diable avait dit : « Lâchez l'eau », et l'eau descendait la côte en grondant et en clapotant , elle allait arriver à Châtain. Le diable en hennissait de joie quand, tout à coup, on entendit, oui, vous autres, on entendit: « Cancoro-co-o! » C'était notre coq tout mouillé qui, après s'être secoué, s'était mis à chanter. Le Diable était debout sur le rocher, comme je vous l'ai dit, son genou droit était appuyé sur une grosse pierre qui formait une sorte de tablier. Eh bien mes amis, il entra dans une telle colère de se voir tourné en dérision, qu'il en frappa du pied, et son talon s'enfonça dans le rocher: l'empreinte y est toujours. Et de la montagne il partit comme une centaine de coups de tonnerre, pendant que l'eau du ruisseau retournait à son lit; puis tous les démons disparurent sous terre, et aussi le Diable et avant de s'en aller il s'écria: « Sale bête de femme  moi, le Diable, je suis bien fin, je suis bien rosse, mais la femme est encore plus fine et plus rosse que le Diable! ». 

Pendant plus d'une année, la montagne garda une odeur de brûlé et de suite la rigole resta, mais jamais personne n'osa y mettre l'eau. Cette rigole était si bien tracée en douce pente, que lorsqu'on fit la route de Royère à Châtain, on n'eut besoin que d'emprunter le parcours de la Rigole du Diable, comme on l'appela dans la suite. C'est ce qui fait qu'il n'en reste plus beaucoup maintenant, assez cependant pour témoigner de la force inimaginable de ceux qui la creusèrent.

Et voilà l'histoire de la Rigole du Diable.

Extraits du livre "Contribution à l'étude du Parler de la Creuse" par le docteur Louis Queyrat

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M. Zénon Toumieux a publié dans les Mémoires de la Société des Sciences naturelles et archéologiques de la Creuse, une autre version :

 

Suivant une tradition bien établie, dit-il, il y aurait eu jadis un monastère à Châtain. Des documents ci-dessus analysés, il semble bien résulter que cette tradition est fondée. La légende de la Rigole du Diable, fort connue dans le pays, est basée sur l'existence d'un monastère à Châtain. Voici cette légende: « Les moines de Châtain qui s'occupaient beaucoup d'agriculture et surtout d'irrigation (comme d'ailleurs presque tous les religieux d'alors), voulurent utiliser l'eau du ruisseau de la Mazure par un canal de dérivation prenant au lieu connu aujourd'hui sous le nom de «Planche au Ramier». Ce canadevait suivre le flanc des montagnes, au-dessus et à gauche du Taurion, et aboutir à Châtain, où l'eau serait utilisée très avantageusement pour transformer en prairies une étendue de terrain considérable.
« C'était une entreprise de longue haleine et fort coûteuse, non seulement à cause de la distance entre les deux points extrêmes, mais encore et surtout à cause de la nature du sol à traverser, qui est littéralement jonché de rochers. En plusieurs endroits, il était indispensable de pratiquer des tranchées à travers la roche d'un granit excessivement dur. Les moines reculaient devant la dépense, lorsqu'un moine fort âgé, qui jouissait dans le pays d'une réputation de sainteté bien établie, promit au prieur d'amener gratis à Châtain les eaux du ruisseau de la Mazure; il entendait, dit-il, faire exécuter les travaux par le Diable, considérant comme oeuvre pie de forcer Satan à seconder les desseins des serviteurs de Dieu. « Le prieur, plein de confiance dans son vénérable frère, lui donna carte blanche. 

Aussitôt la nuit arrivée,.le moine s'enferma dans sa cellule, où, sur son appel, Lucifer ne tarda pas à paraître. Le Diable prit l'engagement d'établir un canal de dérivation du ruisseau de la Mazure, depuis la Planche au Ramier jusqu'à Châtain. Ce travail devait être exécuté depuis minuit jusqu'à l'aube. On convint que l'aube serait annoncée par le chant du coq. Si le travail n'était pas terminé au moment où le coq chanterait, Satan ne recevrait aucun salaire, et le monastère profiterait sans bourse délier des travaux exécutés. Si, au contraire l'oeuvre était achevée avant le chant du coq, le travail devait être payé, et à titre de l'énumération les âmes du prieur et des moines seraient la proie du Grand Tentateur. L'âme du vieux moine était seule en jeu, disait Satan, car celles du prieur et des autres moines lui appartenaient bien déjà. . 

« Marché conclu et minuit sonné, le Roi des Enfers se mit au travail. Il appela sur les bords du Taurion une armée de diablotins, et bientôt les détonations succédèrent aux détonations. On entendait les coups de maillet des mineurs, la poudre, la dynamite (car le Diable connaît d'avance nos découvertes) perforaient la montagne ; les rochers éclataient, et leurs fragments amoncelés couvrait le lit du Taurion. Le canal de dérivation (la rigole) prenait figure. « Que faisait cependant le moine téméraire? Enfermé dans sa cellule, plongé dans l'obscurité, il avait placé sous clef dans une armoire un coq magnifique, un de ces beaux coqs dont la queue est si recherchée par les pêcheurs du Taurion. Puis il s'était mis en prières. 

Au bruit des détonations qui ébranlaient la montagne, le prieur fut saisi de crainte. A sa demande le vieux moine lui apprit le marché conclu avec Satan, marché que l'ennemi du genre humain était en train d'exécuter. Voyant le prieur tout effaré, le vieux moine lui dit : « Tranquillisez-vous et laissez-moi prier en paix ». Cependant la nuit s'avançait et la rigole était aux trois quarts ouverte. On ne pouvait distinguer les ouvriers, mais on entendait le grondement du tonnerre, le roulement des rocs bondissant dans l'abîme, et la rigole s'allongeait, s'allongeait! A cette vue les moines prirent peur. Ils se crurent irrémissiblement damnés. Bien avant l'aube, pensaient-ils, la rigole sera terminée.

Le prieur courut de nouveau à la cellule du vieux moine: « 0 mon père, lui dit-il, qu'avez-vous fait  Vous nous avez perdus. Restez en repos, dit le moine, et laissez-moi prier en paix ». « Enfin, la rigole avait traversé la montagne. Elle était près d'atteindre les terres de Châtain. Les moines affolés n'y purent tenir et vinrent en foule assiéger le saint dans sa cellule, le suppliant de les  arracher aux flammes de l'enfer, s'il en était temps encore. « Vous le voulez, dit le saint moine, mais vous vous repentirez de votre impatience». Alors, comme la cellule était restée toute la nuit plongée dans les ténèbres les plus épaisses, il alluma un flambeau et le présenta vivement à la serrure de l'armoire où était enfermé le coq. Voyant la lueur, se croyant à l'aube naissante, le coq chanta.

« Aussitôt un bruit effroyable se fit entendre au-dessus du Taurion. La légion infernale s'envola en vomissant des imprécations, lançant des éclairs, faisant éclater au dernier moment tous les tonnerres dont elle disposait. Satan, perché, lorsque le coq chanta, sur un rocher d'où il dominait toute la scène et dirigeait toute son armée de travailleurs, frappa du pied si violemment que le rocher montre encore aujourd'hui l'empreinte du pied du Roi des Enfers. On le nomme le rocher du Diable, comme le canal de dérivation est connu sous le nom de Rigole du Diable. La parole du vieux moine fut justifiée par la suite. Pour une raison ou pour une autre, la rigole ne fut pas terminée, et ce travail, presque gigantesque, ne fut pas utilisé.

 

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Il est une troisième version  d'après laquelle il se serait agi d'un jeune homme épris de la fille du châtelain de Châtain, laquelle l'aimait aussi. Le père met obstacle à leur union et par manière de dérision dit au jeune homme qui lui demandait la main de sa fille: « Jette la donnerai quand tu auras amené à Châtain l'eau du ruisseau de la Mazure !» Le jeune amoureux vend son âme au Diable, afin de réaliser son rêve. Pendant la nuit diabolique, la mère va trouver le châtelain, lui dit qu'il va être obligé de tenir sa parole et à quel prix! lui montre les graves responsabilités qu'il a encourues; elle ajoute qu'elle sait le moyen, s'il veut faire le bonheur de son fils, d'arrêter l'oeuvre du Diable. Le châtelain effrayé d'une part, touché d'autre part de l'amour extrême du jeune homme, accorde la main de sa fille. La mère fait intervenir le coq. Les jeunes gens se mariant. 

Amour, délices... et légende!