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Comment fut baptisé le Plateau de Mille Vaches

 

Il y avait dans le temps, de l'autre côté de Pigerolles un grand château qu'on appelait le Château de la Grenouille. Son propriétaire, le seigneur du Gros Rocher était très riche; il avait des étangs où il prenait  des poissons, de grands bois où il chassait les sangliers, les loups, les renards et bien d'autres animaux. Sur le bord d'une de ces forêts, un scieur de long avait bâti une petite cabane; il y vivait avec sa femme.

 Un soir qu'il faisait un orage terrible, que le vent soufflait en grondant avec une violence à briser les branches des arbres, que les éclairs déchiraient le ciel et que le tonnerre lançait des craquements au milieu d'un roulement continu de foudre, le tout accompagné de pluie et de grêle, voici qu'on frappa à la porte de la cabane.

Léonard (c'était le nom du scieur de long) qui se chauffait dans son coin de cheminée, en berçant un tout petit garçon, cria : « Entrez ! » La porte fut ouverte et donna passage à une vieille femme, couverte d'un manteau gris, en laine et coton; elle avait à son bras un cabas et s'appuyait sur un grand bâton ; elle dit : « Que le bon Dieu soit ici et que j'y sois admise aussi  »

Léonard lui dit: «Venez vous chauffer, vous n'avez donc pas peur dépérir, en courant par les chemins par un temps pareil ?»

La vieille, qui s'était assise sur le billot de l'autre côté de la cheminée, répondit: « Je viens du château; j'y ai vu une petite fille qui se nomme Rosette; quand elle sera grande elle sera bien bonne et bien belle; elle fera le bonheur de l'homme qui l'épousera». Puis elle rabattit la tête du berceau, regarda l'enfant et demanda: « Est-ce un garçon ? »

 La mère qui était dans son lit et qui avait remarqué que la vieille était à peine mouillée, bien que la pluie tombât à verse, se dit que cela devait être quelque bonne fée et elle se hâta de répondre : « C'est effectivement un garçon. Est-il baptisé ? Non et si vous vouliez être sa marraine, cela nous ferait bien plaisir».

 La vieille fut contente et elle dit: «Je veux bien, nous l'appellerons Michel, et quand il aura vingt ans je me chargerai de lui. Mais je n'ai guère de temps aujourd'hui; j'ai encore bien du chemin à faire et il faut que je m'en aille; cependant avant de partir je vais vous donner une bague, quand il sera plus grand vous la lui mettrez au petit doigt; elle n'est pas bien jolie, mais elle lui servira tout de même. »

Puis après avoir posé la bague sur la table elle ouvrit la porte, regarda dehors et se perdit dans la nuit. Léonard qui s'était avancé jusqu'au seuil de la porte, prétendit qu'il l'avait vue filer comme le vent dans l'air au milieu d'une grande lueur: « Tu peux être certain, dit sa femme, que c'est 'une bonne fée. Il est probable qu'elle vient de Meymac. C'est une chance qu'elle soit la marraine de notre fils».

Une douzaine d'années s'étaient passées depuis tout cela, le petit était devenu grand et fort, plus grand et plus fort que ne le sont d'habitude les enfants de son âge. Un jour sa mère tomba malade et elle mourut; quelque temps après son père se fit écraser en abattant un arbre, Michel se trouva seul. Il pleura beaucoup ses parents, ils lui manquaient bien et sa petite cabane lui paraissait bien grande.

Voici qu'un soir sa marraine, qu'il n'avait vue que rarement, s'arrêta à sa porte et lui dit : « Tu as eu du malheur, mon filleul, mais maintenant tu es un homme, il ne faut pas pleurer. Tu es intelligent, tu es courageux, tu vas aller parcourir le monde pour apprendre à travailler, puis dans sept ans tu reviendras ici, en attendant je prendrai soin de ta maison. As-tu toujours la bague que je te donnai lors de ton baptême? Bon, surtout ne la perds pas».

Le lendemain, Michel fit son  petit paquet, le lia bien, ferma à clef la porte de la cabane, cacha la clef sous le banc qui était devant la fenêtre, coupa un jeune chêne pour s'en faire un bâton et son paquet sur l'épaule, il s'en alla. Comme il traversait un grand bois à côté de sa demeure, il vit un petit écureuil qui sautait de branche  en branche, mais quand il arriva au bord du chemin, il manqua son coup et tomba sur un tas de pierres où il resta étendu sans bouger.

 Michel, qui avait bon coeur, alla le relever et il vit qu'il avait une patte cassée. Il fit des petites éclisses, les appliqua avec de la poix de cordonnier autour de la jambe malade, puis il déchira un bout de son mouchoir pour lier le tout ensemble. Ensuite il fit avec de la  mousse, un nid dans le creux d'un arbre et y plaça la pauvre petite bête.

Un peu plus loin, à la sortie du bois, il vit un gros milan qui poursuivait une petite hirondelle. Il allait la prendre et la manger, quand Michel lui lança une pierre si adroitement qu'il le tua raide. L'hirondelle se sauva, bien contente. Michel commença à  apprendre le métier de tuilier.

 Un jour qu'il extrayait de la terre glaise à côté d'un étang, il vit un gros oiseau qui avait un grand bec et un long cou, se débattre dans l'eau, Michel prit sa pelle et courut voir ce qui se passait ; il vit un gros brochet qui tenait l'oiseau par une patte et qui le tirait pour le faire noyer; il lui donna un bon coup de pelle sur la tête. Cela lui fit bien lâcher prise et l'oiseau s'envola laissant pendre sa patte tout en sang.

Michel resta un an chez le tuilier, puis il alla dans les villes pour apprendre toutes sortes de métiers, particulièrement celui de boulanger et de pâtissier. Quand les sept ans furent écoulés, Michel retourna dans son pays. Le jour où il arriva, il trouva sa marraine qui l'attendait à la porte de sa cabane qu'il retrouva telle qu'il l'avait laissée. Elle lui fit des compliments sur sa bonne mine, puis elle lui apprit qu'elle avait raconté partout qu'il n'avait pas son pareil pour faire de bons gâteaux, qu'on le demanderait pour faire la cuisine aux noces, même au château, pour les repas.

En effet, une quinzaine ne s'était pas écoulée que le seigneur le fit demander pour faire une bonne collation. Sa femme était morte depuis longtemps et c'est lui qui organisait l'existence du château. Ce jour-là, il avait invité tous les seigneurs du voisinage à faire une partie de chasse. Il voulait leur faire voir sa fille qui était devenue grande et qui était bonne à marier, afin qu'elle pût choisir un fiancé. Il dit à Michel : « Tâche de te distinguer, fais nous de bonnes choses, tu seras bien payé. Du reste, ma fille va rester pour te surveiller».

Rosette et Michel passèrent donc la journée ensemble, lui à faire des gâteaux, elle à le regarder faire. A la fin de la journée ils s'entendaient le mieux du monde. Rosette n'était pas seulement devenue grande, elle était jolie comme le jour. Elle vit bien les chasseurs, mais son choix ne se porta sur aucun d'eux.

Le baron, (il faut vous dire que ce seigneur était baron), aimait bien la bonne chère; il trouva les gâteaux à son goût et il fit revenir souvent Michel, si souvent que le pauvre garçon qui passait ses journées à côté de la si jolie, si mignonne Rosette, en tomba amoureux à en perdre l'idée de boire et de manger.

Un soir que sa marraine était venue le voir elle le trouva tout désolé. Elle lui demanda ce qu'il avait. Michel lui dit: « Ah ! ma pauvre marraine, il m'arrive le plus grand des malheurs. Figurez-vous que je suis amoureux de la fille du seigneur. .Comme je sais qu'il ne la donnera jamais au fils d'un scieur de long, j'aime mieux mourir, je vais me noyer».

Sa vieille marraine se mit à rire tout doucement et lui répondit: « Quand tu seras noyé, tu seras bien avancé. A ta place je ferais mieux, j'irais demander la main de Rosette à son père. Tu verrais bien ce, qu’il te répondrait. Il ne me répondrait pas, il me ferait mettre en prison, peut-être même ferait-il pire. Essaye toujours, puisque tu veux te noyer, tu ne risque rien, mais rappelle-toi quand tu parleras au seigneur de frotter la bague que tu portes au petit doigt, avec le pouce de l'autre main. Eh bien marraine, je vous écouterai, j'irai demain le matin; comme vous dites je ne risque rien». Le lendemain, Michel fit sa toilette, puis il alla au château.

Quand le seigneur le vit, il lui dit: « Tiens ! Tu es ici, Michel, tu veux sans doute quelque chose». Michel qui roulait son chapeau dans ses doigts répondit : « Oui, seigneur, je viens vous faire une demande en mariage ! Ah ah mon gaillard, tu veux te marier. Quelle est donc celle de mes servantes qui t'a tapé dans l'oeil ; je parie que c'est celle de ma fille»,

Michel fut bien mortifié d'entendre cela, il devint rouge comme la crête d'un coq et en laissa tomber son chapeau sur le plancher; mais il se rappela la recommandation de sa marraine et il se mit à frotter la bague avec son pouce.

Aussitôt la faculté de parler lui revint et il dit : « Vous savez, seigneur, que mon père était scieur de long ici, mais il était d'un pays qui s'appelle la Gascogne; dans ce pays tout le monde est noble. La famille de mon père avait un château bâti au bord d'une grande rivière, un de mes arrières grands-pères était même cousin du roi. Mon père fut forcé de fuir parce que son oncle qui avait volé tous ses biens voulait le faire mettre en prison. Ce n'est pas la servante de votre fille que je viens vous demander en mariage, c'est votre fille, c'est Rosette que je veux »

 Et il en dit bien encore d'autres, tant sa langue tournait bien. Le seigneur le regardait, tellement étonné, qu'il n'en  pouvait souffler mot ; jamais il n'avait entendu si bien parler. Comme il voulait gagner du temps pour prendre des renseignements, il dit à Michel : « Tu m'as peut-être raconté des mensonges; as-tu des preuves que tu es noble?  Des preuves? bien sûr que j'en ai, je vais aller les chercher tout de suite. »

Puis il ramassa son chapeau et se sauva au galop. Sa marraine qui l'attendait devant sa porte lui demanda : « Eh bien qu'y a-t-il de nouveau? Tu n'es pas encore en prison ?  Ah ma chère marraine, ne m'en parlez pas : je ne suis pas encore en prison c'est vrai, mais ma satanée langue s'est mise à tourner, à tourner et à dire des mensonges, je ne pouvais pas l'arrêter. Elle m'a fait promettre de donner au seigneur la preuve que mon arrière grand-père était cousin du roi. Où voulez-vous que je les prenne les preuves ? Je  n'ai même pas de papiers.- Mais si, mais si tu as des papiers, je vais aller t'en chercher ; ils n'ont pas grande valeur, ce ne sont que des contes de fées, mais le seigneur sait à peine épeler que quelques mots; tu ne risques rien, tu n'auras qu'à dire que tu ne peux pas te séparer de tes  papiers. Tant pis  dit Michel, j'aime tellement Rosette que je me risque ! ».

Justement, quand il entra au château il vit, comme par hasard, Rosette à sa fenêtre. Elle lui dit tout bas: « Bon courage»,  Le baron prit les papiers,  les regarda longtemps, comme s'il  comprenait ce qu'il y avait  dessus; il finit tout de même par déchiffrer le premier mot et il  dit à Michel : « On écrivait bien  mal dans le pays de ton père ;  heureusement que je suis savant. C'est égal jamais je ne me serais figuré qu'il était comte».

C'était le premier mot qu'il avait compris  puisqu'il était écrit en tête du papier : « Conte des Fées ». « Mais ce n'est pas tout cela, si y veux épouser ma fille, il faut la mériter; j'ai des conditions à te poser; voici la première: tu vois ce gros tilleul, à son extrême pointe la pie a bâti son nid. L'an dernier cette sale bête entra dans cette chambre, elle vola la chaîne en or de ma pauvre défunte femme et la porta dans ce nid. Jamais personne n'a pu aller la chercher. II faut que tu y montes la prendre. Je te donne jusqu'à demain midi pour me l'apporter».

Michel répondit: « Seigneur, ce n'est pas bien difficile, demain, avant midi, vous aurez la chaîne». C'était la bague qui le faisait encore parler. Quand il fut sorti, il alla faire le tour du tilleul, il regarda son fût, deux fois plus haut que le clocher et gros comme une des tours du château, son écorce était lisse comme si elle avait été savonnée. Il se dit : « Jamais je ne trouverai une échelle assez haute pour y atteindre et autrement jamais je ne pourrai y monter. Allons on dit que la nuit donne des, idées, je reviendrai demain matin. »

Sa marraine était partie, il se coucha de bonne heure, mais ne put dormir. Le matin il était avant qu'il fit jour, devant le tilleul ; il trempa sa chemise de sueur à essayer de grimper, sans pouvoir seulement aller plus haut que deux ou trois toises; il n'en pouvait plus, il s'assit tout découragé au pied de l'arbre. Au moment où le soleil se levait, il vit venir, descendant de branche en branche, un petit écureuil qui s'arrêta au-dessus de sa tête et se mit à le regarder.

Michel dit: « Oh! pauvre  petite bête, si j'avais tes griffes, j'aurais bientôt fait de monter chercher la chaîne d'or dans le nid de la pie». L'écureuil  n'en écouta pas davantage : en un rien de temps il fut vers le nid. Il commença par gober les oeufs, puis il prit la chaîne entre ses dents et la porta dans la main de Michel, sans faire attention aux pies qui  le poursuivaient. Michel fut bien content, il câlina le petit écureuil qui lui dit : « C'est à ma grand' mère que tu arrangeas la patte qu'elle s'était cassée en tombant, je paye mes dettes. » Et il se sauva dans le bois.

Comme il était trop tôt et que le seigneur n'était pas encore levé, Michel, en attendant, s'endormit au pied de l'arbre et rêva qu'il était roi. Quand il fut réveillé il alla au château. Le seigneur fut bien étonné. Il lui dit.: « C'est bien, mais ce n'est pas fini, il y a des moustiques qui bourdonnent toute la nuit, qui me piquent et m'empêchent de dormir; il faut que tu les détruises tous. Pour cela je te donne jusqu'à après-demain. J'essayerai, seigneur», répondit Michel.

Ce jour-là il ne vit pas Rosette et se trouva bien malheureux. En sortant de chez le seigneur, il voulut se rendre compte de ce qu'il avait à faire et il alla pour faire le tour de l'étang. Il marcha plus de six heures, mais il ne fit pas le petit quart du parcours et pendant tout ce temps il fut dévoré par les moustiques. Il y en avait tellement que c'était comme un brouillard. Il prépara un grand brasier pour les faire brûler quand la nuit serait venue. La flamme et la fumée en firent périr beaucoup, mais le lendemain on s'en apercevait à peine:

« C'est impossible dit-il,  ma si jolie Rosette, je ne pourrai donc pas te posséder» Et il se laissa tomber de tout son long dans l'herbe, Et voici qu'à ce moment il vit une hirondelle qui volait devant lui en rasant l'eau et en mangeant des moustiques tant qu'elle pouvait. Michel la regardait faire, puis il dit à haute voix: « N'est-ce pas malheureux qu'au lien d'être seule, tu n'aies pas avec toi plusieurs milliers de tes compagnes. Vous auriez bientôt accompli ma tâche. » Il n'eut pas terminé ces mots que l'hirondelle s'envola bien haut, bien haut, dans l'air et se mit à pousser des cris.

De tous côtés des bandes d'hirondelles; il y en avait des centaines, il y en avait des milliers, peut-être des milliards qui volaient de toutes parts sur l'étang, sous les arbres, autour du château, partout. Quand la nuit arriva, la première hirondelle qu'il avait vue vint se poser sur son épaule et lui dit: « Je suis la fille de cette hirondelle que tu empêchas d'être mangée par le méchant milan; je paye mes dettes. Tu peux aller trouver le seigneur, il n'y a plus un seul moustique autour du château.» Michel la prit bien doucement, la remercia,  l'embrassa, puis elle s'envola avec toutes ses compagnes.

Quand le seigneur le vit arriver le lendemain matin, il lui cria: « Tu es réellement un malin ! Je ne sais pas comment tu t'y es pris, mais je crois qu'il n'y a plus de moustiques sur l'étang, il n'y en a aucun qui m'ait piqué cette nuit, peut-être que ton brasier les a tous brûlés. Mais tu n'as pas encore terminé tes épreuves ; il faut que tu me débarrasses de toutes les grenouilles qui sont dans l'étang, elles font tellement de bruit qu'elles m'empêchent de dormir, presque autant que le faisaient les moustiques. Puis avec leur rrrâ  rrrâ leur grrrr... croâ.:. croâ, elles ont l'air de se moquer de moi et de mon château. Elles ont l'air de dire: il s'appelle le château de la Grenouille, c'est le nôtre. Comme pour les moustiques, je te donne pour les détruire jusqu'à après demain midi. C'est bien, seigneur, dit Michel, je ferai mon possible».

Puis il alla sur les bords de l'étang; de tous les côtés il vit sauter des grenouilles; il y en avait des centaines et des centaines. Il se dit : « Pour tuer toutes ces bêtes il me faudrait bien deux ans et non pas deux jours et encore je ne serais pas sûr d'y parvenir. Enfin, je vais faire mon possible comme je l'ai promis» Il coupa une grande gaule de coudrier et se mit à frapper de droite et de gauche sur les grenouilles ; au bout d'une heure il n'en pouvait plus ; il y avait bien des grenouilles le ventre en l'air, mais cela ne se connaissait pas ; il y en avait même qu'il croyait avoir tuées et qui revenaient à elles puis se sauvaient. Il s'arrête et s'assit, bien malheureux, au pied d'un arbre.

Tout à coup il vit un gros oiseau qui avait un grand bec, qui attrapait les grenouilles et vous les avalait comme de rien faire. Michel pensa aux hirondelles qui avaient mangé tous les moustiques et il dit: « Si cet oiseau pouvait faire la même chose pour les grenouilles, il me rendrait un grand service, mais il faudrait qu'il y en eut une jolie bande. »

Le héron, (car il faut que vous sachiez que le gros oiseau était un héron), avait entendu Michel, il s'approcha de lui; il boitait un peu parce qu'il avait une patte plus courte que l'autre, il lui dit: « C'est toi qui m'as sauvé la vie un jour qu'un brochet m'avait attrapé par la patte et voulait me faire noyer. Je veux t'obliger à mon tour; ne te fais pas de mauvais sang, je vais aller chercher du renfort et après demain tu pourras aller voir le seigneur, il n'y aura pas une seule grenouille dans l'étang ni aux alentours».

 En effet, le lendemain Michel vit sur le bord de l'étang une grande bande de hérons qui donnaient des coups de bec de tous les côtés et le soir il n'entendit plus de rrrâ rrrâ ni de grrre... rre... croâ croâ. Il retourna au château au moment convenu; le seigneur qui avait bien dormi était de bonne humeur, il lui dit: « Tu es encore plus malin que je croyais, tu m'as rendu un grand service, voici ma dernière condition; après, si tu peux réussir, je te promets que tu seras mon gendre. Tu connais l'étang, il faut me le vider, je ne l'ai jamais pêché, on ne lui connaît  pas d'empellement. Si tu ne peux pas, ouvrir de bonde, je vais te donner un ustensile pour le puiser. Je t'accorde deux jours pour accomplir cette tâche.»

Et il lui remit un panier tressé, à moitié percé. Michel prit le panier et s'en alla il chercha partout l'empellement sur Ie bord de l'étang, mais il n'en put pas trouver; ce n'étaient de tous côtés que rochers. Il jeta une grosse pierre dans l'eau, l'étang était tellement profond qu'il ne vit pas sortir de bulles. Il essaya son panier et travailla jusqu'à la nuit, mais il n'en avait pas sorti un plein seau d'eau.

Tout désespéré il dit: « Cette fois c'est bien fini, je n'ai plus qu'à me jeter là-dedans avec une pierre au cou, ma marraine n'est pas ici pour m'en empêcher ». Il sortit une corde de sa poche et il se baissait pour chercher une pierre lorsqu'il entendit du bruit derrière lui. Il regarda de côté et se trouva en face de sa marraine qui était en compagnie d'une autre vieille qui, elle aussi, portait un grand bâton.

Sa  marraine lui dit: « Eh bien, mon filleul, ça va-t-il ? Vas-tu te marier bientôt ? Je pense que tu m'inviteras à ta noce ainsi que ma compagne que tu vois ici. Mais qu'est ce donc que tu veux faire avec cette corde ? Ma bonne marraine, lui répondît Michel, je ne pourrai pas vous inviter à ma noce parce que je ne me marierai pas. Le seigneur m'a posé comme condition de vider l'étang, ou de le puiser avec un panier percé. Comme ce n’est pas possible et que l'étang n'a pas de vanne, plutôt que de ne pas avoir ma Rosette, j'aime mieux me noyer et j'avais déjà cherché une corde pour me mettre une pierre au cou lorsque je vous ai vue. »

Alors l'autre vieille dit: « Écoute Michel, je suis la fée qui gouverne tons les animaux; je te connais depuis longtemps et je sais que tu as bon coeur: tu as remis en état la jambe de mon écureuil, tu as empêché mon hirondelle d'être mangée et mon héron d'être noyé, je veux te rendre service. Cet étang m'appartient: il n'a pas de vanne, il est bien grand, il est bien profond, mais je connais malgré cela le moyen de le vider rapidement. Regarde bien où est mon bâton; aussitôt que le chat-huant hululera, tu gratteras la terre à cet endroit; tu trouveras deux pierres blanches, grosses comme deux oeufs de poules; tu les prendras et tu iras t'asseoir au pied de ce gros chêne qui est au bord de l'étang. Aussitôt que tu verras passer un rayon de lune à travers les branches, tu jetteras une des pierres dans l'étang et l'autre derrière toi sans regarder, et tu laisseras faire. Surtout n'oublie rien ».

Michel qui avait regardé la lune qui se levait voulut remercier sa marraine et l'autre vieille, mais quand il se retourna: il n'y avait plus personne. Un instant après le chat-huant se mit à hululer. Michel gratta la terre là ou le bâton de la vieille avait marqué son empreinte. Il trouva deux cailloux blancs, lourds comme des aérolithes. Il les prit et alla s'asseoir sous le chêne. Au premier rayon de lune dans la ramure, il jeta une des pierres dans l'étang, l'autre derrière lui, sans se retourner.

Aussitôt de tous les côtés il vit s'avancer des vaches; il y en avait des rouges, des noires, des bariolées; elles venaient par bandes de dix, de vingt, de cent; il y en avait des mille et des mille. Immédiatement elles se mirent à s'abreuver dans l'étang; il y en avait tellement qu'elles se tenaient toutes les unes contre les autres, sur le bord, pendant des lieues et des lieues.

 Et au fur et à mesure qu'elles buvaient et que l'eau entrait dans leur gorge elle sortait de l'autre côté. Comme l'étang était sur un plateau et que tout autour le terrain descendait en vallée, il n'y avait pas de danger que l'eau revint à l'étang. Elle s'en allait en clapotant de tous les côtés; elle faisait des ruisseaux et des rivières. Et tous ces milliers de vaches qui pompaient l'eau à tire-larigot eurent bientôt fait de mettre l'étang à sec.

Le lendemain matin, le seigneur fut tout éberlué, quand il ouvrit ses volets, de ne pas voir d'eau autour de son château, comme d'ordinaire, et il vit un grand troupeau de vaches qu'un vacher menait paître. Il alla vers lui, demanda à qui ce troupeau appartenait,  il n'avait jamais vu tant de vaches dans le pays.

Le vacher lui répondit qu'il venait de bien loin pour mener, comme chaque année, à son jeune maître, le comte Michel de l'étang, les vaches qu'il vendait ensuite dans les foires, que c'était  d'un joli bénéfice et que le roi de son pays le faisait même demander pour lui donner sa fille en mariage. .Le seigneur .n'en écouta pas davantage, il se mit à courir et quand il arriva vers Michel qui  était tout couvert de vase et qui finissait de transporter les poissons dans les réservoirs, il lui sauta au cou et l'embrassa bien fort sur les deux joues en lui disant: « Tu es plus fin que tous les gens d'ici, tu me plais, tes épreuves sont finies, je te donne ma fille en mariage; mais va vite te changer, tu pourrais prendre du mal. Prends tes habits de dimanche, puis tu viendras au château: je veux qu'on passe le contrat ce soir, puis je vais faire prévenir nos voisins, nous ferons la noce demain».

Michel se secoua un peu, remercia le seigneur et courut à sa cabane. Il trouva sa marraine et sa compagne assises devant sa porte. « Eh bien mon filleul, lui dit sa marraine tu ne veux plus te noyer; tu vas avoir ta Rosette; tu vois bien qu'avec du courage, de l'intelligence et de la patience on arrive à tout ! Tu vas être heureux, tu n'auras plus besoin de nous».

Michel n'eut pas même le temps de leur dire merci, elles étaient parties au grand galop dans les airs, assises sur un bâton d'où pendaient des fleurs de toutes les couleurs. Il alla au château, le contrat se passa le soir, puis le lendemain on commença la noce qui dura un mois.

 Le seigneur, qui était friand et gourmand, mangea tellement qu'il mourut au bout du mois. Michel resta propriétaire du château de la Grenouille, il fut bien heureux avec sa Rosette qu'il aimait tant et qui l'aimait bien de son côte et, en souvenir de ce qui lui était arrivé, il appela l'endroit où se trouvait l'étang et qui était devenu un large plateau où poussaient des ajoncs, de la bruyère et des genêts, il l'appela le plateau de Mille Vaches.

 

Extrait du livre : "Contribution à l'étude du Parler de la Creuse" du docteur Louis Queyrat

 

 

 

 

 

 

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